Qui
êtes-vous, vous qui n'êtes-pas ?
Elle
se pose la question quand elle remonte le boulevard, vers la place où
chaque nuit s'acheminent un grand nombre de voitures qui y tournent
en ronde avant de disparaître.
Où
êtes-vous ?
Elle
les voit avec peine à ses côtés, ils sont un peu penchés, un peu
vacillants ; pour eux se tenir debout semble une aventure perdue
d'avance. Car la plupart du temps, au bout d'un moment ils tombent et
elle ne les voit plus du tout. Avant qu'ils chutent elle ne les
distingue que guère, une fois que le caniveau les a attirés à lui,
quand il a soufflé leur ombre comme la flamme d'une bougie, ne reste
d'eux qu'une absence, encore plus prégnante que celle qui était
déjà la leur avant qu'ils se soient évanouis. Bref, d'invisibles
ils deviennent imperceptibles, ou quelque chose d'approchant.
Ils
ne sont jamais loin de mener leur présence près de la sienne ;
comme enivrés par son être ils déambulent dans ses parages, sans
manquer, lorsque l'exige un obstacle sur le trottoir, de prendre le
large ou au contraire de se cogner à elle.
Leur
peau ne sent rien. On entend par-là qu'elle ne dégage aucune odeur,
mais aussi qu'elle ne paraît pas gênée d'entrer en contact avec sa
peau à elle. Toutefois il ne leur faut qu'un instant pour prendre
leurs distances, si elle les chasse d'un geste de la main ou bien si
elle murmure ou encore grogne.
Ce
n'est pas qu'ils la mettent vraiment mal à l'aise. Elle n'éprouve
pas le besoin de rejoindre en courant la place, là-haut, afin
d'arrêter une voiture pour y monter et s'enfuir tout-à-fait. Ce
n'est pas ça, pas ça exactement. C'est plutôt du dégoût. Parce
qu'ils sont invisibles, sans doute lâches, et cependant pugnaces,
opiniâtres, inévitables. Ils sont présents à chaque centimètre
du boulevard, entre chaque arbre, sur chaque banc. Toutes les crottes
de chiens, tous les mégots de cigarettes et tous les crachats plus
ou moins bilieux portent la trace de leur luisance. Ils sont
omniscients et sans image, pleutres car camouflés de nuit dans le
sein même de la nuit.
Qui
êtes-vous ? Vous qui n'êtes pas, pourquoi êtes-vous là ?
Qui êtes-vous ?
Mais
déjà la voici en vue de la place.